Le blog des éditions Libertalia

Un premier exil libertaire dans Alternative libertaire

mercredi 22 mai 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Alternative libertaire, mai 2024.

Après avoir été la terre d’asile des quarante-huitard·es, puis des communard·es en exil, la libérale Angleterre a accueilli des flopées d’anarchistes français·es. Et en particulier pendant la période de grande répression des années 1892-1895, où la proscription a été si nombreuse entre Soho et Fitzrovia qu’elle y formait une sorte de colonie surnommée « la Petite France ». En mai 1893, le quotidien Le Matin y voyait carrément « un foyer de propagande internationale », une « Mecque anarchiste » où il est « de bon ton de péleriner ».

Pendant longtemps, on n’a su du milieu de la proscription française à Londres que ce qu’en avait raconté en 1897, avec son délicieux sens de l’anecdote, Charles Malato dans Les Joyeusetés de l’exil. L’historienne franco-britannique Constance Bantman, qui a essoré les rapports de police britanniques et français et a même sondé les archives du Quai d’Orsay, nous en livre une histoire bien plus complète : elle en établit les étapes, les tendances, la géographie.
Les réfugié·es se croisaient à l’épicerie de l’ex-communard Victor Richard et à la librairie d’Armand Lapie. On se passait « la presse de l’exil », des feuilles de chou libertaires comme L’International, Le Tocsin ou Le Père Peinard. On s’asseyait au restaurant des Vrais amis ou dans les diverses colocations, et surtout les clubs – dont le plus célèbre était le club Autonomie. Délabré, exigu, mais équipé d’une cantine où se coudoyaient anarchistes français, italiens ou allemands, ce club servait aussi de dortoir aux réfugiés qui ne savaient pas encore où se loger. Évidemment, il attirait aussi les mouchards de la police et les journalistes en mal de sensationnalisme… Grande âme, Louise Michel prodiguait tout ce qu’elle pouvait de secours pécuniaire aux nécessiteux – quitte à se faire exploiter par quelques escrocs. Elle ouvrit même quelque temps une École anarchiste internationale pour instruire les enfants des réfugié·es !
Mais globalement « la Petite France » ne laissa pas de bons souvenirs. C’était une ambiance de survie dans la misère, dans l’attente, dans une promiscuité assez délétère faite d’entraide autant que d’acrimonie. Un groupe d’aigris s’intitulant L’Anonymat employa par exemple son énergie à placarder sur les murs des affiches au vitriol – pas moins de 14 en quatre ans ! – contre les « pitres » et les « pleutres » Malato, Pouget, Louise Michel ou Malatesta. Détestation des « pontifes » par les obscurs ? Pas seulement. Une vraie divergence politique s’affirmait. L’Anonymat incarnait en fait la protestation outrée d’une minorité anti-organisationnelle et individualiste contre le tournant syndicaliste alors en train de s’opérer dans le mouvement anarchiste.
Pour expliquer ce tournant, l’historien Jean Maitron mettait le projecteur sur le seul Pouget et son célèbre article « À roublard, roublard et demi » dans l’édition londonienne du Père Peinard, introduit en France par des filières clandestines. Constance Bantman rouvre le dossier, creuse, et met en lumière le rôle de cercles de discussion transnationaux, mêlant des anarchistes anglais (Mowbray), italiens (Agresti, Malatesta, Merlino) et français (Pouget, Hamon, Malato) autour de The Torch. Ce petit journal méconnu a fait vivre le débat dès 1892. Observant l’évolution des trade-unions britanniques vers l’action directe (on évoquait alors un « new unionism »), The Torch affirma la nécessité d’une stratégie révolutionnaire au sein du syndicalisme fin 1893. Malato relaya ces thèses dans Le Tocsin, puis Pouget, avec son talent propre, dans Le Père Peinard.
Il y eut par la suite bien d’autres passerelles et échanges, ce qui conduit Bantman à nuancer le « contraste prétendument canonique entre les syndicats britanniques bien établis et conservateurs et, d’autre part, la CGT révolutionnaire française, puisqu’ils s’influençaient mutuellement et présentaient tous deux des synthèses de conceptions réformistes et révolutionnaires ». C’est un des fruits – pas le seul – de ce « premier exil libertaire » exploré par ce très bon livre.

Guillaume Davranche (UCL Montreuil)

C’est juste ? dans Alternative libertaire

mercredi 22 mai 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Alternative libertaire, avril 2024.

Les éditions Libertalia ont sorti fin 2023 un cahier d’activités ! Serait-ce le signe d’un embourgeoisement de la maison d’édition montreuilloise qui cherche à s’imposer dans le créneau porteur des cahiers d’exercices pour enfants ou adultes ? La maison d’édition libertaire cède-t-elle aux sirènes du grand capital ? Que nenni. Ce Cahier d’activités critiques est bien une nouvelle cartouche, voire une cartouchière à lui tout seul, qui a pour but de renforcer notre arsenal critique en soumettant « au calcul de chacun·e quelques grands problèmes de notre époque ».

Face à l’abstraction des grands problèmes contemporains tels que les inégalités sociales, la destruction du vivant ou bien encore le nucléaire, Ernest London, alias le Bibliothécaire-armurier, accompagné de Fred Sochard aux illustrations, propose 21 petits exercices de calculs ludiques autant que terrifiants car terriblement parlants et ouvrant à la discussion.
Pour exemple, le premier propose de calculer la fortune de Lucy si celle-ci avait été payée au SMIC à la valeur de 2023 et avait économisé l’intégralité de ses salaires depuis sa naissance il y a 3,18 millions d’années, puis de répondre à la question de savoir si cette somme cumulée serait suffisante pour que Lucy fasse aujourd’hui partie des dix plus grosses fortunes mondiales. Je vends la mèche, évidemment que non ! On sait bien que le travail ne paye pas, sauf à exploiter celui des autres. Ici l’exemple est particulièrement parlant.
Ainsi au fil des pages on pourra calculer, à la vitesse actuelle d’extinction des espèces, en combien de temps celles-ci auront toutes disparues. Combien a-t-on dépensé dans le monde en armement durant l’« année internationale de la Paix » ? Combien de puits auraient pu être construits avec les sommes dépensées par la mission spatiale pour aller rechercher des traces d’eau sur Mars ? Etc.
Ce Cahier d’activités critiques permet ainsi, en résolvant de façon ludique quelques grands enjeux sociaux de nos sociétés contemporaines, de prendre la mesure des dégâts, mais offre également des pistes concrètes de résolutions. Une arme à mettre entre toutes les mains (y compris des plus jeunes) et des exercices à résoudre en mode collectif.

David (UCL Savoies)

Armand Gatti, théâtre-utopie sur le site Poesibao

vendredi 3 mai 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur Poesibao.fr, le lundi 22 avril 2024.

Jean-Claude Leroy propose ici aux lecteurs un fort hommage à Armand Gatti, à partir du livre de l’universitaire Olivier Neveux.

Ses poèmes sont le plus souvent nés d’une forme de résistance ou de l’expérience révolutionnaire, ils ont habité le cœur de la cité avant que d’habiter les pages des livres. Il est sans doute un des poètes majeurs de ces cinquante dernières années, qui a porté le verbe comme pas un. Ses livres infinis comme ses lectures publiques, toujours inoubliables, rendaient compte de sa folle ambition pour les mots. Rien moins que devenir Dieu en les traversant ! Ainsi reste Armand Gatti pour ceux qui l’ont connu, un souffle de folie fraternelle.
Il y a quelques années, un poème d’amour adressé jadis à sa compagne, Hélène Châtelain, avait été retrouvé et publié, on découvrait un Gatti peut-être moins batailleur qu’amoureux ; auparavant son ami, l’« amiral » Jean-Jacques Hocquard avait publié un livre témoignage co-écrit avec Pauline Tanon ; aujourd’hui c’est l’essai d’un universitaire spécialiste en histoire et esthétique qui vient nous rappeler l’importance de l’auteur de La Parole errante (ouvrage inclassable de 1 700 pages). Alors que la période se fait décidément brunâtre et restrictive, la dimension d’utopie est aujourd’hui explorée par Olivier Neveux à propos d’une œuvre résolument habitable et communicative, autant qu’elle est démesurée.
Car, plus large que la page, le théâtre ; non pas la scène, mais l’espace vital où s’étire la destinée des idées et gestes humains. Poète d’abord, dans l’enfance, dans le maquis, dans l’imagination, puis journaliste par nécessité de présence, enfin scénariste et dramaturge à la demande de Jean Vilar, Armand Gatti suit son chemin cahin-caha, mais dont chaque hasard ou rencontre occasionne une marque dont il fera usage. La première expérience n’est guère encourageante, le public est déconcerté, les critiques l’accablent ; il voudrait renoncer, mais son commanditaire ne le lâche pourtant pas. Bientôt, alors qu’il vient de signer deux films, dont L’Enclos, pour lequel il est primé au festival de Moscou en 1961, Gatti commence à mettre en scène ses pièces, lesquelles ne sont pas exactement des pièces, tant la linéarité temporelle est chamboulée à l’intérieur de chacune d’entre elles, tant les champs et les personnages se multiplient tandis que le texte devient volontiers multilogue.
Gatti se situe dans une réécriture permanente de l’histoire, où il donne une place à chacun de ceux qui sans lui n’auraient pas existé dans le temps. Il s’agit non moins que de donner la parole aux morts, en faire des « morts-jamais-morts ». Il s’agit de « changer le passé », celui des perdants, par exemple, à qui il redonne la parole ainsi qu’une sorte de victoire. Et c’est aussi son propre passé que Gatti réinvente, recompose parfois sans qu’on sache bien s’y débrouiller… Pour lui, nous dit Olivier Neveux : « La biographie est la matière première de paraboles et d’apologues qui permettent d’éclairer l’écriture. » [p. 22] « La vérité, je la range du côté de l’espoir », nous dit Gatti (Cf. La Poésie de l’étoile, 1998), ce qui l’intéresse avant tout, c’est la pensée. On sait à quel point il a pénétré les chicanes de la science et de l’esprit, puis fait usage, par exemple, du tao ou de la kabbale, ou encore de la physique quantique. Et puis sa pièce consacrée à Évariste Gallois. Parmi des dizaines d’autres.
Outre sa propre histoire ou celle de son père, Gatti convoque notamment Makhno, Sacco et Vanzetti, Rosa Luxemburg, des déblayeurs des ruines de Nagasaki après la bombe. Et même le général Franco ! En mars 1968, c’est une pièce sur la Commune de Paris qui se joue au Théâtre de l’Est parisien, avec la montre d’Eugène Varlin pour personnage principal, une montre dont les aiguilles se battent contre les évidences. Une des répliques : « Peut-être la seule révolution solaire à laquelle (dans notre état) nous puissions prétendre, c’est de nous inventer une culture (la fabriquer) avec ce que nous sommes. » On sait que, par coïncidence, le printemps de cette année-là y fera écho de belle manière.
Pour Jean Duvignaud et Jean Lagoutte, auteur d’un ouvrage de référence sur le théâtre de cette époque, Gatti est un visionnaire, et « sans doute le seul auteur politique – mais non idéologique – du théâtre contemporain ». [p. 34] Pour sa part, Gilles Deleuze voit chez Gatti un pur exemple de ce qu’est « un théâtre de places et de positions ».
Quand Gatti aborde un nouveau projet, il demande à ceux qui porteront les mots de réfléchir à qui ils veulent s’adresser. Pendant un temps, par solidarité avec les combattants zapatistes du Chiapas, il les priera d’écrire au sous-commandant Marcos, de lui expliquer pourquoi ils sont là, pourquoi ils vont prendre la parole. Les protagonistes de la pièce qui va se vivre (davantage que se jouer) en sont autant les auteurs que les acteurs, une transformation doit avoir lieu pour chacun d’eux, à travers les mots et l’histoire en cours. S’il en est bien l’animateur et le greffier, l’écriture de Gatti n’en est pas moins collective.
« Pendant des années, j’étais persuadé de la victoire de la révolution. Je refusais de mettre en doute cette possibilité de l’histoire. Et j’ai toujours voulu me comporter dans cette logique, sans jamais trahir cet espoir. Croire en la révolution, n’était-ce pas un minimum ? Mais misérable de moi, je me trompais toutefois. La révolution n’est pas un but à atteindre. C’est un but vers lequel il faut aller. » [Gatti, cité p. 191]
Il a souvent dit que son théâtre était né dans le trou du maquis de la Berbeyrolle, où il se cachait alors avec ses compagnons, là même où il fut pris et arrêté, condamné à mort, puis gracié en raison de son jeune âge (il sera transféré à Bordeaux, puis en Allemagne, avant une évasion et un retour dans le même maquis de Corrèze). De ce lieu réduit, cet enclos, il pouvait envisager l’univers spatial et temporel. Dans son théâtre, les voix sortent des camps, des enclos, des solitudes, et elles clament, elles chantent, elles revendiquent, elles inventent.
Gatti déclarera aussi que son théâtre était né de son père, conteur prodigieux, militant anarchiste assassiné par la police. Après sa mort, lui, jeune homme, s’est juré de croire aux mêmes histoires et de les conter encore, et d’en inventer d’autres, de vraies histoires vécues ou à vivre.
Dans un entretien avec Marc Kravetz, il raconte : « Je me souviens, un jour, il avait ouvert un couteau et il essayait d’éventrer le ciel. C’était un soir de tempête, le vent soufflait sur les arbres… C’est là que commence ma démarche, c’est ce que j’ai toujours cherché par la suite dans la poésie. » [cité p. 188]
Mais laissons le dernier mot à Olivier Neveux, auteur de ce livre-témoin, réflexion fertile sur ce qui fut et ce qui veut encore être le théâtre ou le champ même d’une révolution à venir, sans plus attendre : « L’innommable est le recto ou le verso de l’impensable. Probablement, Gatti n’a jamais été intéressé que par cela : l’impensable, l’inconcevable, ce que le cerveau humain, limité, n’arrive pas à se formaliser, ce qui met en échec la conscience parce que trop énorme, excessif et inimaginable et qui est pourtant là… […] son théâtre cherche à penser l’impensable, à lui trouver et lui donner une forme. Il y a l’impensable des camps et l’impensable du temps qui met au défi l’intelligence et désarme la raison – ce qui ne saurait en aucun cas impliquer leur démission. Le théâtre convoque la “responsabilité de notre propre intelligence”, il est l’utopie d’une intelligence permise. » [p. 216-217]

Jean-Claude Leroy

Nouvelles de nulle part dans Le Monde diplomatique

mardi 30 avril 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Monde diplomatique, mai 2024.

Parues en feuilleton en 1890 dans The Commonweal, l’organe de la Socialist League dont William Morris (1834-1896) était le rédacteur en chef, les Nouvelles connaissent un certain retentissement et seront l’objet de nombreuses traductions jusqu’en 1914. Au lendemain d’une désespérante réunion politique, le narrateur se réveille quelques décennies plus tard dans une Angleterre nouvelle et constate que les horreurs du capitalisme et de l’industrialisation ont été remplacées par une société libre, égalitaire et harmonieuse, débarrassée de l’esclavage salarié au profit de l’artisanat et du temps libre.
Il entame un périple dans la banlieue de Londres devenue un ensemble de charmants villages, puis un voyage bucolique sur la Tamise. Alors que les préoccupations écologiques reviennent au premier plan, cette nouvelle traduction de Philippe Mortimer, accompagnée d’un substantiel appareil critique et d’une roborative postface de William Blanc, vient remettre au goût du jour une œuvre majeure du mouvement socialiste de la fin du XIXe siècle.

Charles Jacquier

Armand Gatti, théâtre-utopie dans Politis

jeudi 11 avril 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Politis du 4 avril 2024.

Rouvrir l’horizon du théâtre

À l’occasion du centième anniversaire de la naissance d’Armand Gatti, Olivier Neveux ouvre une porte sur une œuvre démesurée qui tente de révolutionner les rapports entre scène et politique.

L’actualité théâtrale a tendance à recouvrir jusqu’aux plus puissantes pages du passé. Certaines d’entre elles peuvent pourtant être sources d’inspiration pour un art qui, selon Olivier Neveux, se plie trop souvent à l’injonction de traiter de sujets politiques. Ce qui le vide le plus souvent de toute force de transformation du monde. Pour ce professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’École normale supérieure de Lyon, dont nous avons déjà relaté dans ces pages le passionnant travail sur le théâtre politique, le théâtre d’Armand Gatti (1924-2017), dont on célèbre cette année le centenaire de sa naissance, fait partie de ces aventures régénérantes. Son livre, Armand Gatti, théâtre-utopie, qui en rend compte d’une manière aussi personnelle que documentée, marque, avec un recueil d’articles journalistiques écrits par Gatti entre 1946 et 1957 avec son complice Pierre Joffroy – La voix qui nous parle n’a pas besoin de visage –, l’ouverture d’un anniversaire des plus riches pour penser les rapports entre politique et poétique aujourd’hui.

Ce n’est pas la première fois que l’œuvre d’Armand Gatti fait l’objet pour vous d’un travail d’écriture. Pourquoi revenir toujours à Gatti ?

J’ai commencé adolescent à lire Armand Gatti, je fréquentais les milieux libertaires et j’ai probablement été attiré par le A cerclé présent sur les couvertures de ses livres publiés chez Verdier. Mais je n’y ai pas trouvé alors ce que j’y cherchais et surtout je n’y ai pas compris grand-chose. Gatti défait les catégories traditionnelles du militantisme. Il tourne notamment le dos au réalisme, qui était alors et qui est toujours considéré comme la seule voie possible de l’art politique. Une fois étudiant à Paris, je suis allé l’écouter et j’ai assisté à différentes expériences théâtrales. Je lui ai consacré un mémoire de maîtrise et puis je l’ai rencontré. Nous avions cinquante ans de différence mais nous sommes devenus proches et je ne l’ai plus quitté, ni lui ni son œuvre, pendant près de vingt ans.
C’est à partir de ce compagnonnage que j’ai écrit Armand Gatti, théâtre-utopie. Mais ce n’est pas du tout un livre de souvenirs. Marquée par la débâcle et les catastrophes du XXe siècle, la vie de Gatti, qui a connu tant de versions, a fini par occulter son théâtre. L’homme était impressionnant. Il s’est comme interposé entre son œuvre et le monde. Je pense qu’il faut revenir à ses mots sur la page et aux corps qui les disent sur une aire de jeu.

Le Gatti journaliste précède l’homme de théâtre. Vous ne vous intéressez quant à vous qu’au second, mais dites toutefois qu’il développe dans son théâtre un « journalisme dévié de son objet ». Qu’entendez-vous par là ?

Le journalisme, qu’il pratique pendant une dizaine d’années à compter de la fin de la guerre, est très important dans sa vie. C’est grâce à lui qu’il voyage : en Chine, avec Chris Marker, en Algérie, où il rencontre Kateb Yacine, qui devient son ami, au Guatemala, et il continuera par la suite : à Cuba pendant la révolution, en Irlande lors de la grève de la faim de Bobby Sands. Il s’intéresse déjà aux sans-voix de la société, mais il s’y intéresse à partir des tours invraisemblables que prend la réalité. Comme dans son œuvre théâtrale ou poétique. Cette dernière lui permet, d’ailleurs, contrairement au journalisme, de raconter ce qui a eu lieu et, simultanément, ce qui aurait pu avoir lieu. Le théâtre offre, en effet, la possibilité de démultiplier la vérité et de rendre justice à des quantités de possibles.

Est-ce pour être en phase avec ce vaste geste d’écriture que vous décidez d’opter pour une approche non pas chronologique mais panoramique de l’œuvre de Gatti ?

Oui. Face à l’effacement de son œuvre, qui n’est plus aujourd’hui montée par grand monde – quelques thèses sont toutefois en cours ainsi que quelques projets –, j’ai voulu poser cette question : que produit l’aventure gattienne à l’intérieur de l’histoire du théâtre ? Que fait-elle à cet art ? Depuis ses premières pièces créées au TNP jusqu’aux ultimes expériences de La Traversée des langages, Armand Gatti n’a eu de cesse de poser la question de l’infini et de la démesure, de chercher à repousser les limites du théâtre, qui est par nature un art de la contrainte et des limites. Il invente pour cela des formes et des dispositifs. Si, dans les années 1960-1970, il trouve l’infini dans la politique, car c’est l’époque des grands foyers révolutionnaires, il va ensuite le chercher ailleurs. Alors que dans les années 1980 on a voulu faire honte aux militants d’avoir espéré changer l’histoire, Gatti refuse ce constat : s’il y a eu échec à ses yeux, ce n’est pas pour avoir vu trop grand mais pour avoir misé trop petit ! C’est pourquoi il passe à l’échelle cosmique, à la façon d’un Blanqui, enjambe la dimension historique et invente un rapport très particulier à la politique.

Ce rapport est à l’opposé de celui dont vous déplorez la domination actuelle dans votre livre précédent, Contre le théâtre politique.

À notre époque où l’injonction portée par tous les pouvoirs à faire du « théâtre politique » donne lieu à une multitude de pièces « à thème » inféodées à la réalité, Armand Gatti est en effet intempestif.
Je fais le pari d’un nouveau commencement possible pour son œuvre : l’École supérieure d’actrices et d’acteurs de Liège, en Belgique, va par exemple s’emparer un semestre entier de son théâtre. Les artistes qui ne l’ont pas connu ne sont pas divertis par sa personnalité et peuvent s’en emparer plus librement. Mais c’est une œuvre intimidante. J’ai eu la chance d’en rencontrer de grands passeurs, tels Michel Séonnet, qui va publier un livre à l’occasion de ce centenaire, ou la cinéaste Hélène Châtelain. Ils m’ont rendu l’œuvre praticable parce qu’ils m’ont raconté les voyages qu’ils y ont faits. Mon livre essaie de faire de même : témoigner de trajets dans cette écriture immense, à l’aune de mes obsessions pour la politique, la perspective révolutionnaire et l’art du théâtre.

De quoi est faite concrètement l’utopie théâtrale d’Armand Gatti ?

Si son œuvre est à mon sens utopique, ce n’est pas qu’elle décrive des utopies. C’est que Gatti conçoit le moment théâtral comme pouvant notamment faire en sorte que les morts, provisoirement, ne soient pas vraiment morts. Ses pièces sont peuplées de figures de la révolution, des figures vaincues, et même souvent vaincues parmi les vaincus. C’est à mon sens de là que vient l’attraction de Gatti pour l’anarchie et son intérêt pour des figures telles que Nestor Makhno, anarchiste des campagnes ukrainiennes après la révolution russe de 1917, le militant de la guerre d’Espagne Buenaventura Durruti, son père Auguste, éboueur, qu’il ne cesse de convoquer, ou encore Rosa Luxemburg. De cette dernière, par exemple, il va chercher les traces dans l’Allemagne des années 1970 et se demande « qui fait vivre Rosa ? », car le sens de l’histoire est pour lui donné par le présent.

L’utopie gattienne est aussi radicale dans son refus de la notion de spectateur, et même de spectacle, très étonnant pour notre époque.

En effet, avec le spectacle V comme Vietnam (1967), commandé par le Collectif intersyndical universitaire d’action pour la paix au Vietnam, Gatti s’aperçoit qu’il y a quelque chose qui cloche dans le fait que quelqu’un puisse sur un plateau défendre le contraire de ce en quoi il croit. Puis, devant l’interdiction par le pouvoir de jouer en 1968 La Passion du général Franco au TNP, il s’exile à Berlin-Ouest. Lorsqu’il revient en France à la fin des années 1970, il ne retourne pas dans l’institution, il crée avec des « exclus » de la société. Il n’y a plus d’acteurs professionnels, de mercenaires dit-il, mais des militants. Ces expériences se font sans public, au sens commercial du terme, mais avec des « témoins » invités à venir partager l’aventure. Cette aventure, c’est l’émancipation de nos représentations et de nos assignations. J’ai eu la chance d’être un de ces témoins, parmi tant d’autres, transformé et à jamais curieux de ce que peut le théâtre lorsqu’il se donne comme ambition de réaliser des choses littéralement extraordinaires.

Propos recueillis par Anaïs Heluin