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> Entretien avec Guillaume Sabin et Irène Pereira dans Socialter
vendredi 27 juin 2025 :: Permalien
Publié dans Socialter n° 69, mai 2025.
L’écologie politique peut-elle s’apprendre ? Si oui, comment ? L’éducation populaire, monde associatif qui œuvre en dehors des sentiers battus, est un lieu de choix pour aborder les enjeux et les actions à mener dans les luttes écologiques. Encore faut-il qu’elle y soit sensible. Nouvelles pédagogies ou transformation politique au quotidien ? Entretien avec Irène Pereira, philosophe, et Guillaume Sabin, ethnologue, sur les confluences entre écologie politique et éducation populaire.
Vous avez tous les deux travaillé dans le milieu de l’éducation populaire : comment expliquer que l’écologie politique soit encore peu visible au sein de ce mouvement ?
Guillaume Sabin. J’ai d’abord connu ce milieu en tant que jeune éducateur, salarié d’une association à Brest, puis lors d’une longue expérience en Amérique latine, notamment en Argentine. Or, dans le contexte latino-américain, l’éducation populaire est toujours couplée à la notion de mouvement social, et donc aux luttes environnementales.
La première fois que j’ai entendu parler d’Agenda 21 (« plan d’action » pour le XXIe siècle adopté au sommet de la Terre en 1992, NDLR), c’était du côté des mouvements paysans autochtones argentins qui se revendiquaient très clairement de l’éducation populaire. D’ailleurs, certaines personnes avaient été directement formées par le pédagogue brésilien Paulo Freire. Or en France, certaines organisations d’éducation populaire, en se concentrant sur des domaines très spécifiques, la jeunesse ou les loisirs, se sont déconnectées des luttes environnementales.
Irène Pereira. Comme le souligne Guillaume, les mouvements d’éducation populaire dans le contexte latino-américain et étatsunien se sont intéressés de longue date à l’écologisme des pauvres, puis à l’« éco-pédagogie » à la suite de Paulo Freire.
En France, des personnes dans le mouvement associatif ont pu être influencées par des penseurs comme André Gorz ou Françoise d’Eaubonnedès les années 1960, mais l’intersection entre justice sociale, racisme et environnement s’est faite plus tardivement. Par exemple, la notion de racisme environnemental, qu’on retrouve aujourd’hui dans certains dispositifs d’éducation populaire, n’a vraiment émergé que très récemment avec des personnalités comme Fatima Ouassak (lire Socialter n°62).
Plusieurs collectifs qui se revendiquent de l’éducation populaire – qu’il s’agisse de coopératives comme Le Pavé ou les Groupes de pédagogie et d’animation sociale, insistent sur l’importance de sensibiliser les participants aux affects, au soin (care), et à l’attention portée à son « milieu », comme vous l’écrivez Guillaume. Quel lien faites-vous entre ces pratiques et les luttes écologistes ?
G.S. Quand on parle d’environnement, on pense souvent aux « milieux naturels ». Les sorties se font en forêt, en montagne, à la mer… Mais l’approche environnementale telle que j’ai pu la pratiquer avec la pédagogie sociale, c’est celle plus générale du « dehors », qu’il soit rural ou urbain. Cela pousse à une forme d’attention aux choses et aux gens.
Ce type de pratiques pédagogiques – quand les enfants ou les adolescents prennent un bus pour aller au quartier voisin ou découvrent le quotidien d’un ouvrier du BTP, d’un pêcheur ou du boulanger – cela les invite à se soucier de l’environnement immédiat, humain et non humain. Ils se confrontent à l’altérité, à la réalité des injustices, aux modes de consommation, aux normes instituées.
Pourquoi les poubelles sont-elles ramassées plus souvent dans tel quartier en centre-ville et pas chez moi ? Prêter attention aux êtres et aux choses est une façon d’aller à rebours de tout ce qui constitue le monde capitaliste, qui incite à se désintéresser des conditions de vie, des modes de production, etc. Ainsi, sans le savoir, de nombreux mouvements écologistes font de l’éducation populaire et des mouvements d’éduc’ pop font de l’écologie politique.
Guillaume, dans Dévier, c’est plutôt le quotidien, la pratique manuelle et la façon de s’extraire des « normes » que vous mobilisez comme vecteurs d’éducation populaire…
G.S. Mon approche de l’écologie se fait plutôt au « ras de terre ». L’expression m’importe car elle implique la notion d’attention au monde et au non-vivant, créant une nouvelle écologie des relations : observer, écouter, récupérer, nouer des liens… Dans ce livre, j’ai partagé le quotidien de personnes ayant suivi la formation « Éducation populaire et transformation sociale » (cursus qu’il a coordonné entre 2015 et 2019 à l’Université de Rennes, NDLR).
Je montre comment elles agissent, fabriquent du lien et du collectif en adoptant d’autres modes de vie, pas tout à fait assujettis au travail discipliné, plus autonomes et refusant la hiérarchie. Ces individus, trentenaires ou plus âgés parfois, effectuent ce mouvement qui fonde certaines formes d’éducation populaire : une manière de remettre en cause la séparation du travail « manuel » et « intellectuel ». Leurs activités mobilisent sans cesse l’intelligence, la réflexivité, c’est d’ailleurs ce qui définit le bricolage et l’artisanat en général.
Cela passe par des gestes : auto-construire son habitat, s’essayer à de nouvelles activités, qui mobilisent le corps et l’esprit (cuisine, boulange, maraîchage, mécanique…). Ces activités nécessitent du temps : pour apprendre, entretenir des amitiés, se mobiliser contre des grands projets inutiles…
Quels sont selon vous les outils d’éducation populaire (on pense à l’arpentage ou les conférences gesticulées) qui vous semblent pertinents dans les luttes écologiques actuelles ?
G.S. Paulo Freire disait aussi qu’aucun système de domination ne supporterait que tous les dominés se mettent à dire « pourquoi ? ». Ainsi, lorsque les individus s’interrogent sur la pollution d’une rivière, d’une plage, d’une forêt et commencent à dérouler des fils, ils entrent dans cette logique d’enquête. Dans les luttes actuelles, on fait appel à des naturalistes, à des chercheurs, à des militants aguerris, on fait réseau, on mène une enquête, on problématise. Or, problématiser, c’est refuser le consensus, c’est poser des questions qui font mal.
L’enquête est à la fois corrosive et subversive, c’est un bon moyen de construire de l’égalité, car les gens parlent de leur situation, ils sont sujets d’une lutte, ce sont les premiers concernés et cela ne les empêche pas d’aller chercher des alliés. Beaucoup de luttes locales aujourd’hui produisent un nombre impressionnant d’enquêtes collectives ! C’est une expérience de mobilisation qui est relativement neuve et qui tient compte finalement du niveau d’instruction élevé de nos sociétés contemporaines.
I.P. Le mouvement féministe et ses pédagogies, avec les groupes de conscience et de parole, ont permis aussi de développer cette approche, de faire le constat que des expériences individuelles étaient aussi des expériences collectives et d’objectiver des situations. En passant par des éléments factuels, on peut les articuler avec d’autres formes de savoirs : artistiques, scientifiques, quotidiens, personnels.
G.S. Il ne faut en effet pas confondre le besoin d’éducation qui est énorme, avec le besoin « d’éducateurs » dont on peut se passer. Se mobiliser pour une lutte réactive une nécessité et un désir d’acquérir des compétences, de prêter attention à qui nous entoure : du savoir-faire du voisin au diagnostic des forces en présence, des alliés possibles… Je pense par exemple à des espaces de formation collective comme l’Atelier Paysan, où l’on construit des machines agricoles en copyleft. Chacune et chacun pourra expérimenter et à son tour devenir passeuse ou passeur de connaissances.
D’ailleurs, sur ce point, les Gilets jaunes sont un autre très bon exemple d’éducation populaire : personne n’est venu les éduquer, ils ont créé des connaissances à partir de leur expérience sur les ronds-points. Les cahiers de doléances nés de ce mouvement sont le témoignage d’une appropriation politique, d’un désir d’égalité… rien d’étonnant à ce que le pouvoir en place ne soit pas pressé de les rendre publics ! (Le 11 mars 2025, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité une résolution demandant la diffusion et la restitution de ces cahiers, NDLR.)
Quels sont les défis de l’éducation populaire dans le contexte actuel de restriction des libertés, notamment dans l’espace public ?
G.S. Depuis la crise du Covid, les pédagogues de rue (qui pratiquent la pédagogie sociale, NDLR) doivent montrer patte blanche dans l’espace public qui est leur lieu de travail depuis trente ans et où ils n’avaient, jusqu’à présent, pas à se justifier de leur présence et des activités qu’ils y menaient.
Nous avons besoin de réinvestir l’espace public, car c’est un lieu crucial pour rencontrer des personnes en désaccord ou éloignées de nos cercles, de nos convictions, de nos univers. Ne pas le faire, c’est laisser s’installer les divisions que le modèle dominant affectionne tant. Un autre écueil serait de se dire qu’il suffirait que les gens aient pris conscience des inégalités ou des injustices pour qu’ils agissent. Or, il est nécessaire de passer de la pensée au geste, ça n’a rien de simple, cela nécessite de multiplier les expériences concrètes, de solidarité, d’apprentissages mutuels pour pouvoir réellement commencer à construire ce que pourrait être un monde post-capitaliste.
I.P. Je suis d’accord, il n’y a pas de lien mécanique entre la prise de conscience et l’action ! La conscientisation doit être suivie d’organisation, d’union, de coopération, de travail de la culture des mouvements sociaux. Franck Lepage et Christian Maurel (théoriciens et praticiens de l’éduc’ pop, NDLR), le rappelaient aussi : il faut travailler la dimension culturelle des mouvements. Et pour reprendre Gramsci, « tout rapport d’“hégémonie”est nécessairement un rapport éducatif ». L’enjeu maintenant est d’analyser les pédagogies mythifiantes de l’extrême droite et de produire des contre-pédagogies afin de les démythifier.
Clea Chakraverty