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lundi 22 septembre 2025 :: Permalien
Notre ami Giusti Zuccato est décédé le 12 septembre 2025. Voici le texte lu par Charlotte, lors de ses obsèques, à Sauve (30), vendredi 19 septembre.
Je suis arrivée à Court-Circuit une fin d’après-midi de 2005 par l’entremise de Romain, qui m’avait dit que cette structure de diffusion de livres critiques cherchait quelqu’un. Entretien d’embauche à 17 heures. Je me suis installée en face de Giusti, dans le local de la rue Saint-Sébastien (Paris 11). Il m’a rapidement présenté le poste, et il m’a demandé si je voulais boire un verre de blanc. Je suis partie à 3 heures du matin… avec un nouveau travail.
Ces presque cinq années à bosser aux côtés de Giusti, Robert, Éric, Bérangère et Fabrice ont été les plus belles années de ma vie. C’est là que j’ai rencontré Nico. Outre le boulot que j’aimais beaucoup, qui m’a fait voyager, rencontrer des dizaines d’éditeurs et de libraires, dont certains sont devenus des amis, ces cinq années ont été marquées par des discussions politiques enflammées, des nuits à refaire le monde, des fêtes, des crises de rire, des débats sur des bouquins et des salons du livre. Comme mon premier salon de la BD à Angoulême, où Giusti avait loué une maison. Nous étions six ou sept, avec Gipi. On était une joyeuse bande d’allumés, on tenait le stand la journée et on faisait la fête toute la nuit.
C’est Giusti qui m’a fait connaître le monde la BD. J’ai vécu quelque temps dans l’entrepôt de Montreuil, au sein du bureau des éditions Vertige Graphic, où Bérangère venait travailler. Ici, on a fait des grandes fêtes, on a écouté Tom Waits à fond, du jazz, du reggae. C’est vrai que tu étais un DJ hors pair ! Et puis on parlait de livres, d’imprimerie, de papier et même de compta ! On se moquait gentiment des tableaux Excel d’Éric, qui étaient toujours si compliqués ! Le premier livre que tu m’as offert en me disant que je ne pouvais pas ne pas l’avoir lu, c’est L’Œil de Carafa du collectif italien Luther Blissett, premier pseudo de Wu Ming. Quand je venais ensuite te voir à Sauve, on mangeait ces merveilleuses pâtes aux sardines, et je repartais tout le temps avec des livres que je devais absolument lire. Ces escapades l’été étaient devenues une tradition. Et des fois tu me reprochais de ne pas respecter les traditions !
Il va sans dire que c’est la première fois de ma vie que mon patron est devenu un ami, et un ami si cher… Giusti aimait les gens, il savait écouter. Et ça, pour un mec de sa génération, c’était pas gagné. Il n’a jamais eu la position surplombante du gars qui a tout vécu, qui étale sa culture, et pourtant il en avait des histoires à raconter. Giusti s’intéressait aux autres, avec une grande générosité, et il avait un profond respect pour les femmes.
Ton héritage, Giusti, en tout cas dans le milieu du livre militant, est là. Il y a d’abord David et Rachel, qui ont fièrement continué la diffusion avec Hobo, et l’édition de textes anarchistes avec Nada. Il y a Nico et moi, c’est-à-dire Libertalia, qui va évidemment publier ton livre et qui te doit beaucoup. Et puis tous les autres qui sont passés par la rue Saint-Sébastien : Daniel Chéribibi, Laurent, Romain de Serendip, Ferdi… On est tous allés à l’école italienne ! Et je sais que ça te faisait chaud au cœur. Tous les ans, fin décembre, on t’envoie une photo de nous, et l’année dernière, tu nous as écrit ceci :
« Salut la confrérie du livre libertaire ! Je suis ravi de constater que la désormais lointaine expérience que nous avons partagée à Court-Circuit a contribué à vous ouvrir la route dans le métier du livre. Vous êtes aujourd’hui parmi les meilleurs éditeurs libertaires, de bons libraires, et Hobo le seul diffuseur indé qui non seulement tient la route mais se développe. À l’époque, jamais j’aurais pu imaginer un si beau parcours. Aujourd’hui je peux le dire : vous avez réalisé mon rêve. Mais ce qui réchauffe encore plus le cœur est de voir que des amitiés et des complicités véritables se sont construites et perdurent quinze ans plus tard. »
Giusti, tu as été l’artisan sans relâche d’un autre monde, d’un monde vivable, plus juste et fait d’utopies concrètes. La vie est un terrain de lutte et de joie. Tu te demandais souvent comment on peut garder ses idéaux et en même temps vivre « normalement » en gagnant sa vie en travaillant, plutôt qu’en allant chercher les sous là ils sont. Notre ami Philippe Mortimer, des éditions l’insomniaque, m’a transmis un de tes messages, et j’aimerais en partager un petit extrait :
« La quantité de choses vécues et traversées qui remontent à la surface en essayant de raconter mon parcours est assez incroyable. Depuis un moment j’aime dire que la seule certitude que j’ai eue est celle du doute, non pas sur le fait que ce monde est merdique et qu’il faut tout mettre en œuvre pour l’abattre, mais sur comment y parvenir sans reproduire les mécanismes qu’on est censé transformer radicalement. »
L’écriture de ton livre a été un long travail. Et heureusement, tu es parvenu à le terminer. Il va sortir en février, et on le fêtera à ton image, tous ensemble je l’espère. À Paris et à Sauve, où tu as aussi joué ton rôle de passeur, avec Samuele et Fanny.
Je n’imagine pas la vie sans Giusti, en tout cas elle ne pourra être que « moins ». On rencontre peu de personnes dans une vie qui font changer le cours de notre existence. La rencontre avec Giusti a changé ma vie. Tu vas me manquer mon vieil ami, mon camarade.
Elsie, Stéphane et Mélina, j’espère que nos chemins se croiseront souvent pour garder le lien.
Charlotte